vendredi 23 mars 2007

Rochat en 2005

Chez Rochat

L’excitation était grande. Il n’y a pas tant de restaurants qui ont la réputation d’être « le meilleur du monde ». C’est le cas du restaurant de l’hôtel ville, à Crissier, près de Lausanne, anciennement la maison de Freddy Girardet, maintenant celle de son successeur Philippe Rochat.

Pour renforcer l’excitation, il y avait ce livre de Rochat qui vient de sortir, Flaveurs. Avec des photos superbes et la description d’une cuisine d’un soin inouï, d’une méticulosité absolue, et très respectueuse du produit, avec des cuissons minimalistes. J’étais dans le coin, c’était l’anniversaire de ma femme. Bon ben allons-y.

Or donc, qu’est-ce qu’on a mangé ? La dégustation proposée. Des amuses-bouches de la mer et d’inspiration asiatique – une sauce genre indienne, une genre aigre-douce chinoise, une genre japonaise, esprit sushi. Je me souviens que c’était effectivement très soigné, à l’œil, et au palais. C’était vraiment des « amuse-bouches » plutôt que des mises en bouche, une blague pleine d’esprit pour vous mettre à l’aise – et du meilleur goût.
Ensuite, pour elle, les fameux cardons de Crissier à la truffe. Ils laissent surtout le souvenir d’une bonne sauce crémée, tout en douceur. A mon avis, la crème est le meilleur ami de la truffe, son onctuosité est comme une page blanche sur laquelle la truffe noire peut s’exprimer et se développer complètement. Cette année, pourtant, la truffe n’est pas bien forte, sans doute à cause de la canicule. Bref, très plaisant, pas éblouissant. De mon côté, le foie gras aux figues et aux noisettes. Que c’est beau – et sophistiqué ! Il y a là des parts triangulaires d’un gâteau de foie gras. Une couche de foie, une couche de figues, une couche de foie gras, un glaçage dessus et une noisette avec des grains de sel en guise de cerise sur le gâteau. Il n’y a pas, c’est délicieux. Sous la sophistication, la composition des goûts est simple, évidente. L’assaisonnement parfait. Un grand moment. Je m’avise qu’il y des Shadocks partout sur les assiettes – ma femme me dit que c’est du Magritte.

Ensuite quoi ? Ah oui, des coquilles St Jacques dans un beurre de Dom Pérignon 1945. La St-Jacques dans un vert de poireau étuvé, avec du vert de poireau ciselé sans doute par des schtroumpfs, parce que c’est pas possible qu’un commis de cuisine puisse faire des morceaux si petits avec juste un couteau. Ici, l’assaisonnement de la St Jacques est insuffisant à mon goût. Mais le morceau de bravoure, c’est le Beurre au vieux Champagne. Le Champagne tient le premier rôle, c’est même un one man show – la St Jacques, comme le beurre, lui serve de support, leur goût propre ne se remarque pas – on a même du mal à le reconnaître. C’est très raffiné, donc, très subtil dans le développement des arômes. J’aurais dû goûter le champagne lui-même : est-ce qu’il est meilleur ? Est-ce qu’il a les mêmes arômes ? Est-ce que cette recette, au contraire, le révèle ?

Suivait un plat de turbot dans une crème aux endives et aux agrumes. Le turbot, trop cuit et pas très bien assaisonné : il ne joue pas grand rôle. Ce qui est intéressant, en fait, c’est la rencontre de saveurs entre endives et agrumes – à mon avis, c’est exploité de façon bien moins précieuse et plus pure par Régis Marcon dans sa Tatin d’endives, où les endives sont cuites dans le jus d’oranges. Et toujours les herbes et légumes découpés par l’équipe de schtroumpfs de l’hôtel de ville. Ce plat se signale aussi (ou était-ce le précédent ?) par un record : il y a quatre assiettes concentriques sous la soupière. Si on ne cherche pas à attirer le regard… Mise à part cette rencontre de l’endives et des agrumes, ça a un goût de moules marinières : crème et vin blanc, iode. C’est bon mais autant qu’à la Vieille Coque, au Guilvinec, Finistère Sud. Et comme à la vieille coque, c’est un peu trop crème et beurre, un tout petit peu écœurant.

Le moment franchement somptueux, c’était l’agneau, jus truffé. Au bout de la piste d’un porte-avions décoré avec des Shadocks (Il semblerait qu’ils appellent ça une « assiette » en vaudois ?), il y a quelques côtelettes et un morceau de selle, un jus d’agneau truffé. Ouh que c’est bon. L’agneau hyper moelleux à la cuisson parfaite, le jus net. C’est aussi le premier plat qu’on nous sert qui n’est pas une « soupe » (à part mon foie gras), pas servi dans une assiette creuse avec le morceau de chair au centre de l’assiette et 20cl d’émulsion tout autour. Du coup je me dis que ce menu dégustation n’était pas le bon choix – que j’aurais dû prendre juste une viande – un poulet rôti ou une épaule d’agneau – il y avait ça sur la très grande carte. D’ailleurs, je repense au livre de Rochat Flaveurs, où il précise la température à cœur des diverses chairs : ça a l’air de marcher mieux pour les viandes que pour les produits de la mer.

Les fromages sont tout ce qu’il y a de plus impeccable. Comme pain, ils ont une espèce de ficelle sucrée qu’ils appellent « paillasse » et qui est gravement bonne, et aussi un pain en forme d’épis de blé qui piquent le palais. Et plein d’autres. Un dessert à la mangue et à l’ananas est un autre grand moment. A la différence de tout ce que j’ai mangé jusque là, il explose en bouche, il n’est pas exagérément enrobé par le sucre et le beurre. Il y a des très fines tranches de mangues disposées sans doute par la même armée de schtroumpfs qui taille les légumes. C’est ce qui m’a le plus plu. Ensuite, je dois dire que je m’attendais à une orgie avec le plateau de dessert que j’avais tant vu photographié et dont j’avais tant entendu parler. Les tartes et gâteaux étaient très sucrés, les fruits très bien taillés. Mais ça ressortissait plus de l’esprit d’abondance d’un grand palace que de la sélection lumineuse d’un grand chef. J’imagine que c’est inévitable quand on veut garantir un plateau de desserts à chaque service, à peu près identique. Pourtant, dans le même esprit d’abondance de délices, Bocuse ou Guichard (Jamin, Paris) m’ont paru éblouissants. Ils ne proposent pas des douceurs, mais des délices.

Alors, « le meilleur restaurant du monde » ? Une cuisine de haut niveau, certes, extrêmement policée, dans le style de ses pairs : Robuchon, Ducasse, Legendre pour citer les plus brillants. Ils peuvent se réclamer héritiers de la nouvelle cuisine. C’est pas vrai. Il n’y a plus de farine dans les sauces, mais elles sont généreusement montées au beurre et liées à la crème fraîche. Aucune saveur ne trouve grâce si elle n’est pas douce, onctueuse –comme une caresse. Bien sûr que c’est bon. C’est tellement bon qu’on en reprendrait. Encore et encore. Est-ce qu’en fait, ce n’est pas le signe d’une insatisfaction ? Robuchon, Legendre, ou Rochat, ont-ils retenu la leçon de la « nouvelle cuisine », celle de Guérard, de Senderens, et même de Bocuse ? L’épure, les légumes, les saveurs nettes, l’éblouissement ? Certes ils ont intégré ces « nouvelles tendances ». Mais en somme, leurs tables sont des tables de plaisir, mais pas des tables de spectacle. La nouvelle cuisine, c’était qu’on venait dans un grand restaurant pour manger, pour assister à la représentation de l’artiste en cuisine. Ce n’est pas la cuisine de Carême, ni celle de Vatel, parce que ce n’est pas la cuisine des fêtes, des discussions politiques ou d’affaires, et du standing. Elle n’entre pas dans le programme de Don Juan, ou dans le slogan « des femmes et du vin », elle n’accompagne pas un bon moment : elle le constitue. Pour une bourse modeste, le prix d’un grand restaurant, si c’est pour manger des choses « très bonnes » est proprement exorbitant. Il est sans doute plus acceptable ou compréhensible s’il s’agit de vivre une expérience esthétique. La cuisine de plaisir de Rochat est une cuisine pour riches : très bon, très cher, pas dérangeant.

Cela étant dit, il faut saluer les prix de Rochat : 270 FS (environ 150 €) pour une dégustation trois étoiles, c’est pas cher. Les produits sont très beaux, très proches du meilleur niveau. Et le soin apporté à leur préparation, à leur présentation, à la vaisselle, est éblouissant (comme sur les photos). Bref, je ne sais pas en quel sens c’est « le meilleur restaurant du monde », mais c’est un bon rapport qualité prix comparé à ses pairs. On en prend plein les yeux et on en a pour son argent.

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