jeudi 26 mars 2009

Lasserre, y en pas deux

De Lasserre


The English version is here.

C’est une maison historique et unique, que Lasserre, avenue Franklin-Roosevelt. Ce qui fut LE grand restaurant parisien dans les années 1950 est encore aujourd’hui une institution fidèle non seulement à sa légende, mais encore à ses clients. Dès l’arrivée, on voit qu’ici, ça ne badine pas avec l’art de vivre. Tout commence avec cette entrée de maison bourgeoise, bas de l’escalier, antichambre – on entre pas sans transition dans un restaurant comme celui-là. La pièce maîtresse de cette transition de la rue au grand restaurant est néanmoins l’ascenseur – étroit, tapissé, et manœuvré par un des serveurs en queue-de-pie et plastron nids d’abeille qui officieront pendant votre repas – votre visite, devrais-je dire. Comme leur défroque et leur maison, leur attitude est d’un autre temps, complice mais distante, professionnelle et un peu pince-sans-rire.

De Lasserre

Mais l’attitude ne doit pas vous tromper : ils sont là pour vous faire plaisir, et ne manifestent aucune contrariété ou condescendance quand vous êtes venus prendre le menu du déjeuner à 75euro et boire de l’eau. La cuisine non plus ne vous prend pas de haut quand vous venez en mode « budget ». En fait, les grandes spécialités de la maison sont régulièrement disponibles dans ce menu du déjeuner : le gratin de macaronis, le pigeon André Malraux, la timbale Lasserre.
De Lasserre

Et la cuisine ? Elle n’est pas vraiment prise dans les années 1950. Elle est même plutôt moderne dans ses techniques et ses préparations, menée par un des meilleurs cuisinier de l’écurie Ducasse, Jean-Louis Nomicos, un technicien hors pair mais aussi un gourmand sensé, généreux et qui ne se laisse pas entraîner par sa technique ou ses idées. Dans les mises en bouche et mignardises se démontrent justement cet à-propos dans l’utilisation de la technique. Ainsi le foie gras est-il servi entre deux croustillants de pain d’épices qui, outre la texture, n’apportent qu’un assaisonnement discret. L’œuf de caille, au plat, est posé sur un sablé. En fin de repas, petits choux à la crème et tarte aux citrons meringuées jouent la gourmandise franche mais moderne, lègère, aux saveurs claires mais classiques.
De Lasserre

De la même façon, la cuisine de Nomicos, malgré sa modernité, reproduit l’hospitalité caractéristique de Lasserre – elle est accessible, familière, mais quand même spéciale dans l’extrême soin qui lui est apportée. A Lasserre, on peut venir en gourmand obsessif et ne faire attention qu’à la cuisine, mais on peut aussi venir en assemblée civilisée, en famille, sans que la cuisine n’exige qu’on stoppe les conversation pour la regarder se trémousser.
De Lasserre

Il ne faut, dans tous les cas, pas attendre de révolution culinaire, ce n’est pas le propos de la maison. La raviole de foie gras se plante ainsi dans une bisque de homard au goût précis et clair mais quand même généreusement beurrée et crêmée, avec des quartiers de foie gras et de champignons poêlés violemment. Tout cela est familier et délicieux, soigné et généreux.
Lasserre, c’est aussi la maison du canard à l’orange, découpé en salle, un recette qui, elle semble vraiment inchangé et loufoque, mais dont le plaisir commence, s’il ne finit, avec les gestes experts d’un maître d’hôtel qui découpe un canard d’une façon qui n’est ni tout-à-fait chinoise, ni franchement française.
De Lasserre

Le canon d’agneau, lui, est cuit avec précision, servi dans une croûte d’herbes, et avec un assaisonnement provençal qui démontre l’intérêt de ces recettes banalisées et souvent massacrées – l’olive, l’artichaut, le poivron, relèvent l’agneau sans le masquer. Le jus aux épices douces est un de ces jus parfaits qui démontrent qu’on est dans une maison qui connaît la musique, qui maîtrise la grande cuisine, qui sait comment tirer parti de sa main d’œuvre.
Avec tout ça, je n’ai même pas mentionné le toit ouvrant, pourtant la caractéristique de Lasserre la plus unique, l’attraction. Même par mauvais temps, on l’ouvre brièvement deux ou trois fois pendant le service. Il ne sera pas dit que vous êtes venus chez Lasserre que le toit est resté fermé. Mais dans le fond, le toit ouvrant, ce n’est qu’un accessoire à côté de tout le savoir-vivre déployé, incarné même, pas la maison Lasserre.
De Lasserre

A 75eur au déjeuner, c’est définitivement une des affaires les plus éblouissantes de Paris. Même aux prix moins amicaux de la carte, c’est une maison qui continue à valoir le détour. Elle constitue aussi un contraste saisissant, dans sa chaleur sociale, avec son voisin austère du bas des Champs-Élysées, Ledoyen. Mais je me dis parfois qu’à eux deux, ils constituent un peu le meilleur de la grande restauration parisienne – le dionysiaque et l’apollonien, si on veut.
De Lasserre