mercredi 10 octobre 2007

Senderens, champion de l'amour



The English version is here.


Senderens, anciennement Lucas Carton : un restaurant de légende, où ont été formés les frères Troisgros ou Paul Bocuse. Classé à l'inventaire des monuments historiques. Dans les années 1980, le restaurant fut acheté par un des plus grands génies de la nouvelle cuisine, l'inventeur du homard à la vanille, du canard Apicius, et du foie gras cuit à la vapeur dans une feuille de choux, entre autres plats-phares.

Depuis une bonne vingtaine d'années, ledit génie -- Alain Senderens, donc -- concentre son palais incroyablement fin, sa vaste curiosité et son imagination considérable à l'accord mets-vins. Il cherche le meilleur vin possible pour un vin donné, à moins que ce ne soit le contraire, comme lorsqu'il adapte le mélange d'épices dans le Canard Apicius pour mieux aller avec le Banyuls caves de l'étoile de l'année suivante.

En 2005, Senderens a spectaculairement "rendu ses trois étoiles", fermé Lucas-Carton pour réouvrir à la place un restaurant ouvert tous les jours, avec un ticket à 100€ au lieu de 400€ (Lucas Carton était un endroit très cher). Il servirait, annonca-t-il, de la sardine à la place du turbot, et le service serait plus simple. Une fois de plus, Senderens initiait une tendance que des chefs comme Christian Constant suivraient. Renoncer à la porcelaine et au linge de luxe habituellement associés à la haute gastronomie (des points sur lesquels des restaurants indépendants ne pouvaient pas gagner face à des palaces comme Le Meurice) fut financièrement bien inspiré pour ces chefs.

Côté cuisine néanmoins, passer du rythme et des manières d'un grand restaurant à celles d'un restaurant plus ordinaire n'a pas été aisé. Constant, qui a créé un endroit très agréable, n'a pas su maintenir un niveau de cuisine même vaguement en rapport avec ce qu'il était. Senderens au contraire a réussi admirablement dans son nouveau restaurant. Le perfectionnisme scrupuleux de l'amirable Frédéric Robert, chef des cuisines, des dernières années de Lucas-Carton et de la première année de Senderens n'y était pas pour rien. Les plats des débuts de Senderens étaient aussi éblouissants et merveilleux qu'au Lucas-Carton. Mais ensuite, Robert est parti pour la Grande Cascade et le nouveau chef, venu de l'Ambroisie, a apparemment eu un peu de mal à s'adapter au débit élevé et au très subtil style de Senderens.

La bonne nouvelle est que, à en juger par ce dernier repas, cette période de transition est révolue, et il est à nouveau possible de goûter à la cuisine d'un des plus grands génies français pour un prix qui, s'il n'est pas donné, est un tiers de ce qu'il fut. Sept jours par semaine et même (un peu) tard le soir.

Il y a néanmoins un point sur lequel Senderens ne peut concurrencer Lucas-Carton. Au Lucas-Carton en effet, Alain Senderens était constamment en quête du meilleur accord mets-vins possible, presque sans contrainte de coût. Il y avait donc les meilleurs vins du monde, au verre. L'accords mets-vins qu'offre maintenant Senderens est aussi fin et subtil qu'avant, mais il utilise des vins qui, dans leur majorité, ne sont simplement pas assez bons. On peut remplacer de la poularde par du bon poulet, mais aucun vin nettement moins cher ne remplace une Manzanilla El Rocio ou un autre vin exceptionnel comme ceux qu'on buvait à Lucas-Carton. Mais là encore, il y a une bonne nouvelle: la cave de Senderens est celle de Lucas, avec des marges moindres. Donc il vaut mieux, en général, prendre une belle bouteille que des verres de vins. Je vous ai mis des extraits de la carte des vins -- cliquez dessus pour les voir de plus près.

Des moules, dodues et presque sucrées, dans une émulsionde capucine, faisaient un amuse-bouche délicieux, avec ce goût qui vous fait vous demander pourquoi arrêter, juste souligné par la fleur.

La fleur de courgette farcie au crabe a des zestes d'agrume dessus, et est servie dans une émulsion d'ail des ours. Il y a une autre fleur de courgette, frite, et un petit jeton de peau de courgette, bien vert foncé et brillant. Les agrumes donnent un départ énergique, et puis le contraste des textures de la fleur et du crabe interviennent avant que le parfum d'ail des ours ne se développe avec celui, délicat, de la fleur.

C'est un plat à propos des merveilles de la nature, comme une ballade dans la compagne. C'est même un plat qui parle du miracle de la vie, dont l'ingrédient principal est un organe reproductif, qui met en scène le contraste de la fleur ronde, soyeuse et pleine, et sa version frite, dure et longue, debout dans l'assiette.


Il y avait chez Lucas Carton un plat de langoustines croustillantes tout-à-fait exceptionnel. Des langoustines impériales, presque des petits homards, étaient soigneusement roulées dans des vermicelles et dorées au beurre clarifié. On les trempait dans une crème de coquillages et des éclats d'amandes, et c'était beau comme l'antique, moelleux et croquant, iodé et sucré, des frissons partout. C'était très caractéristique de la manière Senderens: souligner la force brute d'un produit exceptionnel, en y apportant toute la sophistication d'alliances inattendues et très précisément dosées. Resquiescat in pacem. (Quoiqu'il paraît qu'ils vont remettre des plats du Lucas-Carton à la carte. Ceci dit, il me semble me souvenir que c'était un plat à 130€, plus avec le Bourgogne blanc qu'ils avaient choisis)

Dans les premiers jours du restaurant Senderens, ils avaient remplacé la Langoustine par des Ganbas et ça ne marchait. La bonne nouvelle est que le plat que vous pouvez voir ici est une recréation, sur la même idée de base des langoustines croustillantes trempées dans une crème, mais repensées en fonction de la nouvelle stratégie commerciale.

Des langoustines de belle taille mais pas monstrueuses sont trempées dans la bière et roulées dans un mélange de pâte à phylo et d'éclat d'amandes. Au lieu d'encourager la nostalgie du Lucas-Carton et d'imiter la finesse virtuose de l'ancien plat, le nouveau plat se contente d'une croûte plus épaisse, plus goûtue. On trempe dans une sauce aux épices thaï qui est peut-être à base de lait de coco. Des feuilles de céleri frites apportent un peu plus de durée en bouche et de croustillant. Le Pak-Choy (chou chinois) offre la possibilité d'alléger quelques bouchées et d'essayer une variante harmonique de goût. C'est le plat qui m'a convaincu que la cuisine de Senderens avait de nouveau trouvé son rythme.
Il y avait ensuire un foie gras aux morilles, pôché au vin jaune. C'est une préparation classique pour le poulet (voir la Poularde au Bristol), mais plus inattendue pour un foie gras. C'est le goût des morilles, (il y en a plein), qui est au centre de ce plat.

C'est d'autant plus ironique que, comme vous le pouvez voir, elles étaient cachées dans la sauce, cuisson réduite, crémée et émulsionnée. Encore une demi-soupe, donc, et franchement, ça commence à bien faire les émulsions et les plats qui baignent. De nos jours, les bulles et la géométrie sont le nouveau maniérisme gastronomique, et, apparemment, elles n'épargnent personne. En tous cas, c'était encore une démonstration du grand style Senderens, simplissime et pourtant sophistiqué. Ainsi les petit dés de noix et de céleri s'harmonisent-ils parfaitement avec les notes du vin jaune, le foie gras apportant essentiellement son gras et sa belle consistance soyeuse, en opposition et en support des fermes morilles. En fait, on ne les sent pas en tant que tels, ils sont utilisés comme épices pour souligner les goûts du plat.
Non moins typique de Senderens était le bar au fenouil, romarin et citron, un plat tout en nuances et en demi-teintes mediterranéennes. Le fenouil est servi en quartier fermes et en fines tranches fondantes, son territoire délimité par un trait de moutarde de l'autre côté duquel se tient un fier morceau de bar rôti. On verse une sauce au citron et romarin sur la ligne. C'est un plat de senteurs, avec un peu d'acidité pour le ramener sur terre.
La règle que je mentionnais à propos des vins au verre ne s'applique pas au plat de fraises et à son Riesling "Auslese" 2004 Selbach Oster, un vin incroyable, sucré et pourtant léger (5°), et faisant une parfaite alliance avec le plat de fraises sur un parfait à la pistache, émulsion (bien sûr) de poivre, fraise et rhubarbe. Comme les moules du début, c'est un plat où on ne voit pas pourquoi on s'arrêterait d'en manger.
Classique Senderens encore, le "coulant de Samana millésimé 2006, pur cacao de Saint-Domingue, cerise Amerena". Ca repose toujours sur la magnification d'ingrédients exceptionnels par un dosage subtil d'ingrédients associés. Les cerise, ici, sont les satellites du chocolat pour une expérience absolument intense, une de celles qui vous mi-clore les yeux.

Je crois que la comparaison la plus appropriée pour ce dessert est celle de l'orgasme féminin, parce que c'est à la fois intense et diffus. Les desserts de Senderens ont toujours été formidables, mais ceux, comme la Dacquoise au poivre et citron, qui reposent sur des saveurs plus acides ressemblent plus à la satisfaction masculine, un jaillissement qui tend à abstraire le jouisseur du monde. L'arôme de ce chocolat se répand dans votre bouche et votre nez, envoie ses ondes de chocolat jusqu'à toutes vos extrêmités, il est fort et tendre, et il vous rend plus présent au monde (Et je ne suis pas un fan de chocolat!).

Cette comparaison, et cette photo, ne sont pas là seulment pour donner un sens aux mots "food porn". Peu après son ouverture, Senderens a été nommé "best before love restaurant in Paris". Ca n'est pas un malentendu. Toute la cuisine de Senderens, comme je l'ai suggéré, pointe vers l'érotisme, avec la force brute de la nature et pourtant tellement de raffinement et de culture dans les préparations. N'est-ce pas la structure même du jeu de la séduction? Le décor fait aussi partie de l'expérience, avec ses nymphettes sculptées dans le bois et ses jambes de femmes gravées dans le verre, son cuir gris satiné, sa lumière rouge. Déjà le décor, classé, de Lucas-Carton, avec son style Ecole de Nancy, et ses courbes envoûtantes avait cet aspect. La redécoration, ici, est en somme une actualisation.

Déjeuner du 2 septembre 2007. 323€ pour deux personnes, 234€ sans les vins.

vendredi 5 octobre 2007

Les Elysées du Vernet, deuxième



English version coming soon.

J’y suis retourné, bien sûr, pour voir la rénovation que j’annonçais ici même et prendre des photos cette fois. Deux fois, même. C’était encore meilleur cette fois-ci. La rénovation est très réussie, et l’espace de ce restaurant est vaste et luxueux mais en même temps simple et chaleureux. Le recours à la modernité dans le décor est discret, au service de la convivialité, et l’amusante fresque du fond de la salle a été remplacée par un grand miroir qui ouvre l’espace de manière bienvenue.
La nourriture, elle, est dédiée aux grands amateurs de cuisine, et aux amateurs de grande cuisine. Commençons par la grande star, emblématique de la saison et du style : le pithiviers de gibier. On l’amène au guéridon où on le découpe avec deux couteaux : à dent pour la pate feuilletée, lisse pour les chairs. Les chairs, ce sont des petits légumes, du foie gras, des foies blonds, bruns, et surtout de la poule faisanne, du perdreau et de la grouse. Une fois qu’ils ont taillé les parts, ils ouvrent le capot pour l’appoint d’huile.
Ou plutôt ils soulèvent la pâte feuilletée du dessus pour verser le jus pressé à l’armagnac sur les chairs, sans tremper le croustillant, au miel, de la pâte feuilletée. C’est servi avec ces légumes racines et des fruits que je n’ai même pas pensé à essayer d’identifier en détail. L’intensité du gibier est formidable sans être écœurant ou révulsant, et ça marche très bien avec un Chateauneuf du Pape « Colombis » tout jeune mais qui a bien du caractère – et que Patrice le sommelier a carafé vers 19h30, pour qu’on puisse bien en profiter et parce qu’on lui avait dit qu’on venait pour le Pithiviers.

Dans l’ensemble, c’est une démonstration de la valeur et de l’intérêt de ces plats de tradition, un peu le contraire de ces trucs qu’on trouve dans le frigo des charcutiers et qui donnent une irrépressible envie de jus de légumes frais et de tisanes.

Le chef est un vrai fou de cuisine. Il peut raconter des recettes et des produits pendants des heures (bon, d’accord, des minutes), avec de la lumière dans les yeux, des gestes précis, des descriptions minutieuses (comme cette truffe qu’on passe sous la salamandre « juste le temps que l’humidité remonte à la surface »). C’est un MOF, au vaste savoir et à la régularité sans faille. Mais c'est aussi, fait assez rare parmi les cuisiniers de ce standing, un garçon qui a l'air ravi de faire ce qu'il fait -- il taille ses juliennes de légume lui-même, paraît-il.

Ce grand art, cette grande virtuosité est d’ailleurs démontrée d’emblée. A peine assis et on vous apporte des accras de calamars et de crevettes, qui viennent d’être frits, citronnés de l’intérieur, goûteux, croustillants et fondants. Et puis ils sont servis dans un linge joliment arrangé. Il y a aussi toutes ces verrines qui sont à peu près les mêmes que la dernière fois, mais si bien faites et bien pensées et délicieuses – melon et poivron, araignée/laitue/foie gras/amande, le sorbet de caillé de brebis, huile d’olive des baux de province, zeste de Kumquat et poivre de Sawarma – voir le précédent article pour descriptions et photos.

Patrice le sommelier est aussi un passionné, qui vous choisit des vins « comme pour lui », gourmands, inconnus, pas chers. Entre ces deux-là, un chef de rang qui ressemble à Jason Bourne et André le directeur de la salle, c’est à se demander qui est le plus passionné – ils sont là pour vous faire plaisir, mais sous la forme de partager leur gourmandise avec vous.
Ainsi donc de ces entrées recommandées comme la tranche d’aubergine grillée, copeaux de foie gras cru sur un fonds de pâte feuilleté, une composition superbe, onctueuse et complexe. Il faudrait aussi expliquer la fraîcheur et la sophistication d’un plat de langoustines au pomelos, galette de pois chiches, julienne de légumes croquants (taillée par le chef, donc), un plat où chaque bouchée est différente et pourtant ressemble aux autres. Ou ces simplissimes légumes d' un jardin japonais servis en mise en bouche, d'où ressort un tranche d'épi de maïs parfaitement régressive, avec ses fanes élégamment frites.

Le foie gras proposé en entrée au menu du déjeuner est un pêché majeur. Il est laqué au Banyuls, avec de la figue, de la noix fraîche, quelques petits légumes. Si on devait reprocher quelque chose à cette entrée, c’est d’être, par l’intensité carnée et la quantité, plus un plat principal. Mais c’est très très bon.

J’ai déjà parlé de l’exceptionnel tourteau, mariné aux miel et aux épices – il a gagné une vinaigrette à la truffe pendant l’été (voir les photos dans le post en question). Le caneton, lui, a été remplacé par un pigeonneau parfait, les cuisses confites sont comme un bonbon.
Le menu du déjeuner a pris cinq euros, ce qui reste une affaire exceptionnelle compte-tenu de la qualité, des quantités, et aussi des prix éminemment amicaux des verres de vin. Qui plus est, les desserts sont éblouissants.

Ainsi une coupe de fruits rouges, avec une crème à la vanille et un peu d’huile d’olive est un dessert à ronronner de plaisir, les framboises et les fraises à peine marinées éclatent en bouche, et sont contenues et canalisées par la crème pleine de vanille qui embaume dans la bouche, un peu renforcée par l'huile d'olive et sa légère amertume.

Le mille feuille aux fraises est aussi merveilleux, et son feuilletage (une fois de plus) est hallucinant de légèreté. Vous avez déjà essayé de couper un mille-feuille ? Des fois on y arrive mais c’est pas beau à voir. Mais chez Briffard, la pâte se brise gentiment, immédiatement, tout droit, sous une légère pression du couteau. C’est presque trop facile.
Il faudrait aussi vous dire un mot du Baba au rhum, préparé à la commande pour deux ou plus, coupé en salle comme le pithiviers, arrosé ad libitum, et servi avec un peu de vraie crème pâtissière à l’ancienne, là encore démontrant la valeur et le bien fondé d’une tradition. Et du mille-feuille au chocolat, trop fort pour moi.

Et puis je voudrais aussi vous parler de l’Epoisses, un fromage qui peut être exceptionnel, et qui l’est ici. Il est arrosé d’un Marc de bourgogne « âge inconnu » de chez Drouhin. Et quand je dis arrosé, je ne le dis pas de manière métaphorique, pour dire qu’on vous en sert dans un verre sur le côté. Je dis sur le fromage, dans l’assiette. Cette fameuse alliance du Marc de Bourgogne et de l’Epoisses, avec un Epoisses plâtreux et un marc trop jeune, est essentiellement une agression. Mais avec ce fromage soigneusement choisi et affiné et ce marc de compétition, vieux comme ma belle-mère, c’est un grand moment de civilisation.

Les Elysées, c'est un restaurant entièrement dédié à la magie de la cuisine et du vin. A la limite, c'est plutôt pour les obsédés de cuisine, et la conversation, plus qu'ailleurs, à tendance à porter sur la question. C'est l'expression d'un grand art, d'une infinie maîtrise, qui repose sur des tonnes des techniques et des combinaisons très sophistiquées pour, en fin de compte, paraître simple, évident et délicieux quand on le mange.

Menu du déjeuner, 208€ pour deux avec quatre verres de vin et deux cafés et deux Perrier (à 12€ chacun...ne buvez pas d'eau aux Elysées!). Le soir, les deux demi-entrées, la tourte, le dessert et trois verres par personne pour 190€ par personne.

Plus de photos dans l'ancien post.