dimanche 18 novembre 2007

Bernard Loiseau, tu me manques!


Click here for English

Etre, (ou avoir été) un inconditionnel de Bernard Loiseau ne rend pas l’appréciation du Relais Bernard Loiseau d’aujourd’hui aisée. Très objectivement, l’endroit est unique et somptueux. C’est vraiment maintenant ce que le maître décrivait à la fin de sa vie : un palace à la campagne. Le spa, l’attention du personnel à tous les détails, les matériaux nobles mais ruraux, le somptueux jardin : c’est une étape, ou une maison, à la campagne pour heureux milliardaires.

Mais qu’en est-il du restaurant lui-même ? On m’a beaucoup demandé, étant donné j’ai connu la maison avant et après le drame, quelle était la différence. Outre l’augmentation du niveau de luxe, de calme et de volupté, la principale différence entre Bernard Loiseau et celui qui fut son chef des cuisines pendant plus de vingt ans est la suivante : Patrick est un cuisinier, Bernard ne l’était pas.

Bien sûr que Bernard était un cuisinier. Mais pas vraiment. Il ne s’intéressait pas à l’art du cuisinier, à la technique, aux traditions. C’était avant tout un palais exceptionnel et un inlassable perfectionniste (comme l’a très justement montré Chelminski dans The Perfectionist). Ce qui l’intéressait, c’était que ça explose en bouche, que ça éblouisse.

Ce sont des croustillants de pied de cochon, tout frais, tout chaud, croustifondants

De ce point de vue d’ailleurs, c’est sans doute de Passard ou de Pacaud qu’il fut toujours le plus proche. C’est l’infinie complexité et raffinement du produit le plus simple, quand il est soigneusement choisi et préparé, qui l’intéressait. Or il reste sans aucun doute quelque chose de ce geste dans ce qu’on mange aujourd’hui à Saulieu.

Voici par exemple cette soupe de topinambour. Elle est dans la plus pure tradition Loiseau : ce n’est que le légume, du sel, de l’eau, et beaucoup de travail. Un trait d’huile de noisette vient ponctuer la soupe, mais il est inessentiel. La texture ce cette soupe fait croire qu’il y a du foie gras dedans, tant elle est onctueuse. La soupe semble emprisonner les saveurs on n’utilisant que le « gras » du topinambour. Lesdites saveurs sont incroyablement sophistiquées et nombreuses, mais elles n’utilisent le sel et le poivre comme seuls additifs. Noisette, marron, artichaut, foie gras : tout est dans le topinambour !

Si, dans le style de Senderens par exemple, la sophistication vient s’ajouter à la brutalité sublime de l’ingrédient brut, par le biais de petites touches géniales et inattendues (comme ces dés de céleri et de noix avec le foie gras au vin jaune), la sophistication des plats de Bernard Loiseau ne provient que de l’ingrédient isolé.

En face, c'est pas mal non plus!

Je dis donc que Bernard Loiseau n’est pas un cuisinier parce que ses spécialités étaient les œufs au plat, les carottes rapées, les soupes de légume. « Je t’emmerde » disait-il à ceux qui moquaient son manque de formation technique, « Je sais pas faire une béarnaise mais je suis le meilleur ». Ben ouais.

Micro-tartine contemporaine... de jambon persillé

Patrick Bertron, lui, sait sans aucun doute faire une béarnaise. Il sait sans doute tout faire, comme un Troisgros ou un Alléno. C’est un cuisinier, lui. Un qui, pendant plus de vingt ans, s’est assuré que soit servies à Saulieu les nourritures coup de poing que Loiseau affectionnait, cette cuisine d’inculte génial.

Ses manières à lui, ce ne sont pas les leçons de choses. Ça repose sans aucun doute sur es produits les plus exceptionnels, comme seuls quelques restaurants dans le monde en ont, ainsi que sur les principes de base du Loiseauisme, comme l’utilisation de purées de légumes pour épaissir les sauces, à l’exception du beurre, de la crème, ou de la farine, et la réduction du nombre d’ingrédients.

Ainsi de cette remarquable tartine de cèpes, une création Bertron à n’en pas douter : c’est une tranche de pain de campagne, très rustique, trempée au jus de cèpes, toastée, garnie d’une marmelade de cèpes, de cèpes frits, de cèpes poêlés, et d’une petite salade. Un cordon de jus de cèpes dans l’assiette, et quelques pignons de pins. C’est vraiment très bon, mais c’est bien trop sophistiqué, bien trop finement dosé, pour être du Loiseau. En théorie, il n’y a qu’un seul goût mais il y a au moins cinq texture différents. Et même à ce compte, il y a quatre ingrédients : le pain, les pignons et la salade viennent discuter avec les variations sur le cèpe.

Le nouveau style de décodesign. On n'aime ou on n'aime pas. Mais c'est moche

Une autre recette trop compliquée pour être du Loiseau, et qui illustre bien le style Bertron, est ce formidable lèvre à la royale préparées selon les deux façons traditionnelles. Arrêtons-là, en effet, les querelles pour savoir si le « vrai » lièvre à la royale est un pâté fait avec un lièvre désossé et farci ou bien un ragoût de lièvre effilé. A Saulieu, on a les deux en même temps.

Le lièvre du sénateur Couteaux, le ragoût, est encore plus intense, presque effrayant, quasiment sucré (d’ailleurs servi « en gourmandise), enivrant. Le paté, laissez-moi vous dire que c’est pas du lapin non plus. Ça sent la mort, il n’y a pas de doute, goût de gibier et sauce au sang. Sur le côté, des trompettes des morts parfaites, automnales, enroulée dans un croustillant de betterave, façon originale d’apporter le traditionnel sucré au gibier, d’apporter aussi un contraste de texture bienvenu et le croustillant que ce plat n’a pas.

Et puis une purée. On ne la remarque pas avec le lièvre, elle fait juste oreiller moelleux et funèbre. Mais si on la mange sans le lièvre, alors on est de retour au style Loiseau : pour être bouleversante et intense, une purée n’a pas besoin de son poids en beurre. Elle peut exprimer la pomme de terre, l’onctuosité, la beauté de la nature de façon beaucoup plus brute et naturelle. Elle n’a pas la légèreté de texture de la purée de Robuchon, mais elle n’en a pas non plus la lourdeur digestive, le caractère saucier.

Cette synthèse entre modernité et tradition, c’est à mon avis le meilleur du style Bertron, où il construit à la fois sur le style Loiseau et sur la grande tradition pour inventer un style propre qui est parfois mémorable (comme dans ce lièvre ou cette tartine) parfois surtout admirable (comme dans ce dessert au coing et au poivron rouge, assaisonné de Garam Massala et de sorbet au laurier).


Patrick Bertron est donc, à la différence de Bernard Loiseau à la veille de sa mort, un chef en devenir. Son style propre est en construction : il est en train d’inventer ses classiques, et dans l’intervalle, propose un mélange de recettes définitives et de recettes, disons, « de palace », admirables mais qui n’apportent rien à l’histoire culinaire.

Un pré-dessert: figues, granité hibiscus, émulsion de menthe

Un mot, pour finir, d’une autre recette traditionnelle de Loiseau qui est encore à la carte (dans la partie dédiée « les classiques de Bernard Loiseau ») : le Saint-Honoré. Comment voulez-vous faire un Saint Honoré observant les classiques mentionnés plus hauts de l’explosion en bouche, de l’éblouissement ? On peut pas bien sûr. Le Saint-Honoré, c’est fadasse en soi.

A l’exception d’une crème anglaise qui semble être faite avec du lait écrémé et avec une dizaine de gousses de vanilles par litre, le Saint-Honoré façon Loiseau ne fait pas exception à cette règle. Mais il remplace le goût par un jeux de textures, des textures qui expriment toute l’absolue fraîcheur de pâtisserie cuites à la commande : le moelleux d’une pâte à choux qui ne dure que quelques heures, un fond constitué par une pâte à biscuit elle aussi merveilleusement fraîche, une crème fouettée pour de vrai, des petits choux farcis de coulant, d’onctuosité, et puis un chapeau de sucre filé. On ne perçoit pas de beurre dans ce Saint Honoré. La fraîcheur le remplace, comme dans certaines baguettes qui sort du four et qui semblent briochées l’espace de quelques dizaines de minutes.

Patrick Bertron, Eric Rousseau: show must go on

lundi 12 novembre 2007

Winkler forever


Cliquez ici pour la version française

I went back at Winkler's, because, as I wrote then, it must be georgeous under the snow. Well, it is. My visit mostly confirmed everything I already write: Winkler is a great, old school chef, offering visitors a home from which you don't wish to leave ( located in a region which, maybe, you would not think of visiting . . . )

This is a house where you feel weel in a spendid region, at the feet of the Alps, magical when there is sun and magical when there is snow, with absolutely comfortable rooms, yet remaining somewhat simple. It is in the countryside and yet 40 minutes away from Munich and Salzburg; and just far enough from the highway that you can't see or hear it.
It is also a warm and friendly house, where the staff give all sorts of little and big attentions, where your preferences are noted and your expectations anticipated. Prices, save for wines, are also friendly.

The captains are the Kieffer brothers. They are charming and a tad witty. Most importantly, they help to overcome the intergalactic prices of wines by picking with a very sure taste simple wines that make great pairings with Winkler dishes.

Taste for instance that surprising Rogonne, a Southwestern French cooked wine apparently inspired from a Crimean recipe, with the simple chocolate cake. Or this Sardinian wine so full of sun that it is almost difficult to drink by itself but turns out to be an ideal, harmonious partner for the pigeon breast wrapped in bread, potato and parsley purees. Or even the Gewürztraminer Vendanges Tardives from Kieffer seniors, perfectly accompanying a trio of goose foie gras preparation which was only marginally surprising (like the foie gras mousse with citrus and crème frâiche)

Winkler is an old style chef because he is there everyday (save his yearly two weeks holiday), tasting everything, supervising the menus, not travelling or PRing.

He is also an old style chef because he makes the cuisine of 1989, of the heydays of Loiseau and Robuchon. Besides, he was then of the few chefs rated 19,5/20 in the always fashionable GaultMillau guide. His style, as he writes himself, is about respecting and honouring the ingredients. Nature, he says, gives us everything in perfection. It is the cook's job to emphasise that.

The passion fruit tart is just stabilised with gelatine (no egg), and looks like a very traditional German pastry. But if you look closer, the colours, the shine, the transparency indicate freshness and subtlety, which the palate enthisiastically confirm: it is both delicate and intense. You are satisfied to eat it but also happy once you ate it.

Same wondered and sustained pleasure, same literaly aesthetic satisfaction with the vegetable based amuses (a deep fat fried, breaded bite of herbs marinated vegetables, a panais mousse with a langoustine bisque, and a tartare of wild salmon)…

…as well as with the langoustines carpaccio with girolles mushrooms, a Winkler specialty. Just by the name of the dish you know that it relies on the quality of ingredients and cooking only. Indeed nice little girolles mushrooms play it firm and salted, with a hint of sweetness, while raw lamgoustine flesh play it melty and sweet, with a hint of iodine. But what makes it a top dish is the Winkler touch as saucier: a simple reduction of fish stock (1989, I tell you!) thickened with a chive butter. This is a sauce whose taste is deep and sweet, light and sophisticated.

The saucier is at work again for this plate of fourme d'ambert (a creamy blue cheese) and trevise salad: it would be only good if it wasn't magnified by a walnut oil and roquefort cheese vinaigrette.

It is easy to make fun of, or ignore, Winkler and his style. But, while there are numerous representatives of a more traditional style of cooking (Bocuse, Rostang), who else than Winkler gives us access today to the best of Nouvelle Cuisine? Like with some archeological discoveries, it seems that one had to be isolated in an Alpine valley and far away from major metropoles to keep this memorable style, this fundamental building stone of the culinary art, intact and sincere.

Winkler, encore - toujours?


Click here for the English version

Je suis retourné, chez Winkler, cette fois sous la neige. Mais cette visite ne m’a rien apporté de nouveau que la confirmation de ce que j’écrivais l’été dernier. Winkler est un grand chef, un chef à l’ancienne, installé dans une maison d’où on n’a pas envie de partir (et peut-être dans une région où on n'a pas envie de venir).

C’est une maison d’où on n’a pas envie de partir parce qu’elle est au pied des montagnes, magique quand il fait beau, magique sous la neige, avec des chambres d’un confort total et pourtant gardant un côté simple. En pleine nature et pourtant à 40 minutes de Munich ou de Salzbourg et juste assez loin de l’autoroute pour qu’on ne l’entende pas.

C’est aussi une grande maison chaleureuse, pleine de petites et de grandes attentions, où vos préférences sont notées et vos attentes devancées. Les prix, à part ceux des vins, sont plutôt amicaux.

La salle est tenue par deux frères alsaciens, les Kieffer. Il sont charmeurs et un peu farceurs. Surtout, ils aident à contourner la difficulté que constitue les prix spatiaux de la carte des vins, en choisissant avec beaucoup de goût des vins simples qui s’accordent magnifiquement aux plats.

Ainsi de ce Rogonne avec un simple moelleux au chocolat. Ou de ce vin de Sardaigne tellement plein de soleil qu’il en est difficile à boire seul, mais qui se révèle un partenaire idéal et harmonieux pour la poitrine de pigeon enroulée dans le pain, purée de persil et purée de pommes de terre. Ou encore le Gewürztraminer VT de leurs parents, qui accompagne à merveille un trio de foie gras d’oie juste un peu surprenant (comme lorsque la mousse est accompagnée d’agrumes et de crème fraiche)

C’est un chef à l’ancienne d’abord parce qu’il est là tous les jours de l’année (sauf les deux semaines de vacances qu’il s’autorise), qu’il goûte tout, qu’il surveille les menus, ne voyage pas.

C’est aussi un chef à l’ancienne parce qu’il fait la cuisine de 1989, de l’explosion de Loiseau et de Robuchon. Il faisait d’ailleurs alors partie du club des 19,5/20. C’est une cuisine, comme l’écrit d’ailleurs Winkler, de révérence, même de vénération des produits. La nature, dit-il, nous donne tout à la perfection. Le cuisinier est là pour la mettre en valeur, l’anoblir.

La crème de la tarte à la passion est ici juste prise avec un peu de gélatine (pas d’œufs), et présentée de façon extrêmement traditionnelle. Ça ressemble aux pâtisseries allemandes habituelles, de loin. Mais de près, les couleurs, la fraîcheur, le brillant et le translucide signalent ce que le palais confirme avec enthousiasme : c’est très fin et très intense en même temps. On est content de le manger, mais aussi content de l’avoir mangé.

Même plaisir durable et émerveillé, même satisfaction littéralement esthétique avec les mises en bouche légumières (une petit bouchée de légumes marinées aux herbes en croûte de pain, une mousse de panais agrémentée de bisque de langoustines, un tartare de saumon sauvage)…

…et avec la spécialité qu’est le carpaccio de langoustines aux girolles. Rien qu’à l’énoncé du plat, on sait qu’il repose sur la qualité des produits et des cuissons uniquement. En effet, des belles petites girolles bien souples jouent la fermeté et le salé, mais un peu sucré, face à la douceur fondante, mais un peu iodée, de la chair crue des langoustines. Mais ça devient un plat royal avec la touche de Winkler saucier, une bête réduction de fumet de poisson montée au beurre de ciboulette (1989, vous dis-je !), une sauce profonde et douce, légère et sophistiquée.

Travail du saucier plus encore avec une assiette de fourme d’ambert et trévise qui serait seulement bonne si elle ne reposait sur une vinaigrette au roquefort et à l’huile de noix qui transforme le fromage en plat de chef. Ou avec un Saint-Pierre agrume et fenouil, tout en finesse.

C’est facile de se moquer. Mais si on a encore des représentants de la cuisine traditionnelle (Rostang, Bocuse), qui aujourd’hui nous donne accès à la nouvelle cuisine à son meilleur ? Comme avec certaines découvertes archéologiques, il fallait bien être encaissé dans cette vallée alpine, à l’écart des modes et des grandes métropoles (ni Munich ni Salzbourg n’en sont, assurément) pour maintenir dans cette sincérité, cette obsession peut-être, ce style mémorable.