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Etre, (ou avoir été) un inconditionnel de Bernard Loiseau ne rend pas l’appréciation du Relais Bernard Loiseau d’aujourd’hui aisée. Très objectivement, l’endroit est unique et somptueux. C’est vraiment maintenant ce que le maître décrivait à la fin de sa vie : un palace à la campagne. Le spa, l’attention du personnel à tous les détails, les matériaux nobles mais ruraux, le somptueux jardin : c’est une étape, ou une maison, à la campagne pour heureux milliardaires.
Mais qu’en est-il du restaurant lui-même ? On m’a beaucoup demandé, étant donné j’ai connu la maison avant et après le drame, quelle était la différence. Outre l’augmentation du niveau de luxe, de calme et de volupté, la principale différence entre Bernard Loiseau et celui qui fut son chef des cuisines pendant plus de vingt ans est la suivante : Patrick est un cuisinier, Bernard ne l’était pas.
Bien sûr que Bernard était un cuisinier. Mais pas vraiment. Il ne s’intéressait pas à l’art du cuisinier, à la technique, aux traditions. C’était avant tout un palais exceptionnel et un inlassable perfectionniste (comme l’a très justement montré Chelminski dans The Perfectionist). Ce qui l’intéressait, c’était que ça explose en bouche, que ça éblouisse.
Ce sont des croustillants de pied de cochon, tout frais, tout chaud, croustifondants
De ce point de vue d’ailleurs, c’est sans doute de Passard ou de Pacaud qu’il fut toujours le plus proche. C’est l’infinie complexité et raffinement du produit le plus simple, quand il est soigneusement choisi et préparé, qui l’intéressait. Or il reste sans aucun doute quelque chose de ce geste dans ce qu’on mange aujourd’hui à Saulieu.
Voici par exemple cette soupe de topinambour. Elle est dans la plus pure tradition Loiseau : ce n’est que le légume, du sel, de l’eau, et beaucoup de travail. Un trait d’huile de noisette vient ponctuer la soupe, mais il est inessentiel. La texture ce cette soupe fait croire qu’il y a du foie gras dedans, tant elle est onctueuse. La soupe semble emprisonner les saveurs on n’utilisant que le « gras » du topinambour. Lesdites saveurs sont incroyablement sophistiquées et nombreuses, mais elles n’utilisent le sel et le poivre comme seuls additifs. Noisette, marron, artichaut, foie gras : tout est dans le topinambour !
Si, dans le style de Senderens par exemple, la sophistication vient s’ajouter à la brutalité sublime de l’ingrédient brut, par le biais de petites touches géniales et inattendues (comme ces dés de céleri et de noix avec le foie gras au vin jaune), la sophistication des plats de Bernard Loiseau ne provient que de l’ingrédient isolé.
En face, c'est pas mal non plus!
Je dis donc que Bernard Loiseau n’est pas un cuisinier parce que ses spécialités étaient les œufs au plat, les carottes rapées, les soupes de légume. « Je t’emmerde » disait-il à ceux qui moquaient son manque de formation technique, « Je sais pas faire une béarnaise mais je suis le meilleur ». Ben ouais.
Micro-tartine contemporaine... de jambon persillé
Patrick Bertron, lui, sait sans aucun doute faire une béarnaise. Il sait sans doute tout faire, comme un Troisgros ou un Alléno. C’est un cuisinier, lui. Un qui, pendant plus de vingt ans, s’est assuré que soit servies à Saulieu les nourritures coup de poing que Loiseau affectionnait, cette cuisine d’inculte génial.
Ses manières à lui, ce ne sont pas les leçons de choses. Ça repose sans aucun doute sur es produits les plus exceptionnels, comme seuls quelques restaurants dans le monde en ont, ainsi que sur les principes de base du Loiseauisme, comme l’utilisation de purées de légumes pour épaissir les sauces, à l’exception du beurre, de la crème, ou de la farine, et la réduction du nombre d’ingrédients.
Ainsi de cette remarquable tartine de cèpes, une création Bertron à n’en pas douter : c’est une tranche de pain de campagne, très rustique, trempée au jus de cèpes, toastée, garnie d’une marmelade de cèpes, de cèpes frits, de cèpes poêlés, et d’une petite salade. Un cordon de jus de cèpes dans l’assiette, et quelques pignons de pins. C’est vraiment très bon, mais c’est bien trop sophistiqué, bien trop finement dosé, pour être du Loiseau. En théorie, il n’y a qu’un seul goût mais il y a au moins cinq texture différents. Et même à ce compte, il y a quatre ingrédients : le pain, les pignons et la salade viennent discuter avec les variations sur le cèpe.
Le nouveau style de décodesign. On n'aime ou on n'aime pas. Mais c'est moche
Une autre recette trop compliquée pour être du Loiseau, et qui illustre bien le style Bertron, est ce formidable lèvre à la royale préparées selon les deux façons traditionnelles. Arrêtons-là, en effet, les querelles pour savoir si le « vrai » lièvre à la royale est un pâté fait avec un lièvre désossé et farci ou bien un ragoût de lièvre effilé. A Saulieu, on a les deux en même temps.
Le lièvre du sénateur Couteaux, le ragoût, est encore plus intense, presque effrayant, quasiment sucré (d’ailleurs servi « en gourmandise), enivrant. Le paté, laissez-moi vous dire que c’est pas du lapin non plus. Ça sent la mort, il n’y a pas de doute, goût de gibier et sauce au sang. Sur le côté, des trompettes des morts parfaites, automnales, enroulée dans un croustillant de betterave, façon originale d’apporter le traditionnel sucré au gibier, d’apporter aussi un contraste de texture bienvenu et le croustillant que ce plat n’a pas.
Et puis une purée. On ne la remarque pas avec le lièvre, elle fait juste oreiller moelleux et funèbre. Mais si on la mange sans le lièvre, alors on est de retour au style Loiseau : pour être bouleversante et intense, une purée n’a pas besoin de son poids en beurre. Elle peut exprimer la pomme de terre, l’onctuosité, la beauté de la nature de façon beaucoup plus brute et naturelle. Elle n’a pas la légèreté de texture de la purée de Robuchon, mais elle n’en a pas non plus la lourdeur digestive, le caractère saucier.
Cette synthèse entre modernité et tradition, c’est à mon avis le meilleur du style Bertron, où il construit à la fois sur le style Loiseau et sur la grande tradition pour inventer un style propre qui est parfois mémorable (comme dans ce lièvre ou cette tartine) parfois surtout admirable (comme dans ce dessert au coing et au poivron rouge, assaisonné de Garam Massala et de sorbet au laurier).
Patrick Bertron est donc, à la différence de Bernard Loiseau à la veille de sa mort, un chef en devenir. Son style propre est en construction : il est en train d’inventer ses classiques, et dans l’intervalle, propose un mélange de recettes définitives et de recettes, disons, « de palace », admirables mais qui n’apportent rien à l’histoire culinaire.
Un pré-dessert: figues, granité hibiscus, émulsion de menthe
Un mot, pour finir, d’une autre recette traditionnelle de Loiseau qui est encore à la carte (dans la partie dédiée « les classiques de Bernard Loiseau ») : le Saint-Honoré. Comment voulez-vous faire un Saint Honoré observant les classiques mentionnés plus hauts de l’explosion en bouche, de l’éblouissement ? On peut pas bien sûr. Le Saint-Honoré, c’est fadasse en soi.
A l’exception d’une crème anglaise qui semble être faite avec du lait écrémé et avec une dizaine de gousses de vanilles par litre, le Saint-Honoré façon Loiseau ne fait pas exception à cette règle. Mais il remplace le goût par un jeux de textures, des textures qui expriment toute l’absolue fraîcheur de pâtisserie cuites à la commande : le moelleux d’une pâte à choux qui ne dure que quelques heures, un fond constitué par une pâte à biscuit elle aussi merveilleusement fraîche, une crème fouettée pour de vrai, des petits choux farcis de coulant, d’onctuosité, et puis un chapeau de sucre filé. On ne perçoit pas de beurre dans ce Saint Honoré. La fraîcheur le remplace, comme dans certaines baguettes qui sort du four et qui semblent briochées l’espace de quelques dizaines de minutes.
Patrick Bertron, Eric Rousseau: show must go on