De Hegia |
Je vous ai laissés la dernière fois sur la description de « l'école narcissique » de cuisine, mais en fait, je n'ai pas fini de vous parler du paysage de la grande cuisine aujourd'hui. On dit souvent que la « starisation » des chefs a commencé avec Paul Bocuse, qui aurait « sorti les chefs de la cuisine ». Pour les amener à la télé, manifestement. Mais ce qui était une glorification des chefs comme héros de la cuisine est devenue une glorification des chefs tout court.
Voyez le numéro 15 de GQ, d'avril dernier, un numéro étrangement riche en nouvelles gastronomiques, d'abord et avant tout sous la forme d'une série de photos de modes dans lesquelles les chefs sont des mannequins, posant dans leur cuisine. Les chefs sont beaux, ils sont intéressants, ils sont uniques. Quand avons-nous arrêté de nous intéresser à la cuisine ?
De Bocuse |
Je propose une façon d'y penser : la qualité de vie des chefs. Traditionnellement, en effet, la cuisine est pour ainsi dire un esclavage. Les horaires sont infernaux, on travaille debout dans une chaleur non moins infernale. Les humiliations sont fréquentes et non moins traditionnelles, à commencer par le fait que bien des jeunes gens se retrouvaient à cuisiner faute d'être jugés capables d'autre chose. Robuchon, chef de l'ancienne école à bien des égards, est célèbre (comme bien d'autres chefs très exigeants) pour ses colères, ses mots blessants, et même les casseroles qui volent. Devrais-je même parler des morts prématurées d'Alain Chapel ou de Bernard Loiseau, sans même remonter à Vatel ?
De My l'Arpège internship |
La rémunération, dans ces métiers, est elle aussi indigne, surtout quand elle est rapportée aux conditions de travail. Et cela va de pair avec le fait que le modèle économique de la restauration est lui-même faible. Même si les restaurants sont chers par rapport aux portefeuilles des clients, la cuisine n'est presque jamais profitable. Ceux qui font des sous les font autrement – en vendant du vin, en ayant des contrats avec l'agroalimentaire, la télé ou des chaînes d'hôtels, en multipliant les bistrots, les adresses.
La restauration doit ainsi se moderniser comme les autres business, et en particulier sur le modèle de la mode, comme j'en parlais en parlant du OFF. Elle doit entrer dans la société du spectacle et surtout dans celle de l'éphémère, non pas l'éphémère du plat qui disparaît quand il est mangé, mais l'éphémère des tendances, des « concepts » alimentaires, qui permettent de vous vendre ce dont vous n'avez pas besoin, non plus qu'envie jusqu'au moment où çà paraît sur du papier glacé.
De L'Astrance, 28 mars 2008 |
La nouvelle importance de la qualité de vie du chef, ceci dit, ne se limite pas au star system ou aux concepts alimentaires. Une tendance très claire dans la restauration française d'aujourd'hui est par exemple la réduction des ouvertures. Quand on peut, on travaille quatre jours par semaine, on prend les vacances scolaires, on impose le menu unique, on crée son restaurant comme un lieu où on se sent bien. Toutes choses belles et bonnes, et loin de moi l'idée de jeter la pierre à ceux qui arrivent à réinventer la cuisine non seulement en changeant ce qu'on mange, mais encore en changeant leur lot comme cuisiniers.
Voyez ainsi Pascal Barbot et Christophe Rohat à l'Astrance. Dans une salle qui se moque du décorum et du luxe extrême, quatre jours pas semaine, ils servent une cuisine dans laquelle ils ne vous laissent à peu près aucun choix, qui fluctue vraiment selon le marché et selon l'inspiration et l'humeur du chef. Eux n'ont ainsi pas à supporter les coûts du grand luxe (voituriers, couverts en argent, toilettes en marbre...) non plus que ceux de maintenir une carte traditionnelle et de gérer les stocks et les gaspillages qui vont avec. Nous, comme clients, bénéficions d'une ambiance moins formelle (quoique les autres grandes maisons n'aient pas été longues à s'aligner de ce côté) et surtout d'une garantie de fraicheur et de qualité. Nous laissons le chef choisir parce qu'en contrepartie il nous garantit de n'avoir que le meilleur du marché et ce qu'il a envie de cuisiner. Or il vaut mieux un bon mulet qu'un bar médiocre (comme dit Le Divellec), et il vaut mieux un chef qui cuisine ce qu'il a envie très bien qu'un chef qui cuisine ce sont vous auriez envie sans y croire et sans en avoir envie.
Un autre grand succès apparent, et je l'espère réel, d'un chef qui a décidé de changer ses conditions de vie et de travail, c'est le merveilleux Arnaud Daguin dans sa ferme basque d'Hegia. Daguin, fils de Daguin, est un aristocrate de la grande cuisine – son nom est célèbre dans le monde entier, et quand on parle de cuisine avec lui, on a l'impression d'être en prise directe avec le savoir et le savoir-faire, la sagesse culinaire. Daguin, qui eut longtemps le restaurant une étoile le moins cher de France, est allé encore plus loin qu'un Rohat ou un Rose dans le refus du modèle traditionnel de restaurant et de l'esclavage qui va avec. Il a ouvert une chambre d'hôtes avec table d'hôtes.
De Hegia |
Bien sûr, c'est pas la chambre d'hôtes typique du Routard. Dans une ferme basque isolée, retapée dans un style contemporain magistral, surprenant, gracieux et monumental, il y a six chambres superbes et toutes différentes à l'étage. Et en bas, il y a des lieux de vie organisés autour d'une cuisine à la cheminée désormais célèbre, puisque vous l'avez même vue dans le Financial Times. Niveau facturation, les Daguin (il y a madame aussi, et mêmes les enfants qui ont un poney et qui jouent dans le jardin) sont encore moins flexibles que les Rohat/Barbot – c'est prix fixe pour la nuit et le repas, tout inclus, pas de suppléments, à manger, à boire et même à fumer autant que vous voulez, mais ce qu'ils veulent. Et c'est en couple seulement, surtout pas de marmots.
Alors comment on mange chez Daguin ? Un grand repas dégustation à la table commune le soir avec les autres hôtes, dans la cuisine ouverte. C'est tout-à-fait bon, les très bons produits de la région et de la saison préparés avec toute la science du maître mais sans prétention, comme ce foie gras poché sur une compote de tomates, ou cette pintade finie sur les braises craquante comme de la nougatine. Mais franchement, ce n'est pas ce qui marque. Ce qui marque, c'est l'hospitalité incroyable de ce couple, la qualité de leur conversation, leur souplesse stupéfiante à s'adapter aux centres d'intérêts des différents hôtes, et aussi la générosité, l'ouverture de la maison. On est vraiment bien reçus chez les Daguin, et ça commence au téléphone – d'abord quand on les appelle, sur leur portable, pour planifier son séjour dans la région, puis un peu plus tard, quand on les rappelle comme convenu, au volant d'une voiture de location, pour le radio-guidage qui nous permettra de trouver la ferme.
De Hegia |
Travelling hyper-vitesse (en images de synthèse) depuis la ferme du pays basque jusque dans les cuisines d'un palace parisien, ouvert tous les jours à tous les repas, faisant son pain (comme Daguin, ceci dit), ses pâtisseries, ses confiseries, avec une armée d'une centaine de cuisiniers et un combat obsessionnel pour la prochaine étoile au Michelin. Peut-on imaginer deux destins de cuisiniers plus différents, deux idées plus diamétralement opposées pour le futur de la grande cuisine ?
De Hegia |
Parmi la nouvelle « école » des cuisiniers qui veulent être heureux, il me semble que Daguin est le cas le plus formidablement convaincant, et c'est sans doute simplement parce que c'est celui qui m'a procuré le plus de plaisir. Mais un grand gourmand me disait l'autre jour qu'un photographe de ses amis trouvait paradoxalement l'endroit triste. En y pensant, je réalisais qu'à bien des égards, l'expérience de Daguin ou de Rose est un simulacre, un Canada Dry d'amitié et de chaleur humaine. A la fin, cette maison ouverte reste une chambre d'hôtes, ces hôtes merveilleux ne sont pas en fait vos amis, et leur vie et leur bonheur... ne sont pas les vôtres. En comparaison, je me demande si le cirque du grand hôtel et du grand restaurant n'est pas, dans le fond, une expérience plus authentique, qui ne prétend pas vous associer à sa fabrication, vous rendre complice de son succès, ou de son échec. Non seulement on ne peut pas y apporter son vin, mais en plus il faut y apporter ses amis, si on en veut.
De Le Cinq, Briffard |
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