La preuve que je suis devenu un critique important, c'est que j'ai des théories maintenant. En voici une : il me semble qu'il y a aujourd'hui trois grands types de grande cuisine, que je m'en vais organiser par élément prépondérant. Il y a d'abord les grandes cuisines d'ingrédients, celles qui sont tournées vers l'admiration du produit, de la nature. Par exemple, chez Winkler en Allemagne, on prépare un loup de mer en croûte de sel qui est simple mais phénoménal, juste un très beau poisson, cuit très précisément et d'une façon idéale, qui le parfume sans le surcharger, qui le garde moelleux et sans sécheresse, mais cuit. Loiseau était sans doute un champion de cette approche, lui qui n'hésitait pas à servir des oeufs au plats, des assiettes de crudités qui, sans le recours à un ingrédient secret ou un tour de main mystérieux, étaient des éblouissements. Aujourd'hui, des chefs comme Briffard au Cinq, Pacaud à l'Ambroisie, Robert à la Grande Cascade sont des amoureux, des obsédés du produit, dont l'art vise à mettre en valeur les merveilles de la nature. Il y a de la technique, beaucoup de technique dans ces cuisines, mais elles reposent sur des ingrédients exceptionnels, elles ne marchent pas sans. La cuisine la plus traditionnelle, la plus ancienne, n'est pas, elle, une cuisine d'ingrédients, mais une cuisine de technique. De même que la cuisine d'ingrédients a besoin de bonnes techniques mais surtout d'ingrédients exceptionnels, la cuisine de technique, traditionnelle, a besoin de bons ingrédients mais surtout de techniques maîtrisées. La cuisine de technique est peu en faveur de nos jours, c'est une cuisine « de vieux con », dans les termes d'un de ses grands champions, Gérard Besson. C'est pourtant drôlement bon, chez Besson, et aussi chez Bocuse, chez Rostang. On y fait des quenelles, des sauces béarnaises, des jus de viande, des cuissons d'oiseaux entiers – que des recettes que tout le monde connaît, que tout le monde fait, mais mal, parce que c'est très difficile et technique. Allez déjeuner d'une omelette chez Gérard Besson et dites-moi si tout le monde sait le faire. C'est le « bien connu, trop connu, mal connu » de Hegel. La cuisine de technique, ceci dit, n'est pas nécessairement traditionnelle. Si je pense par exemple à la cuisine de Roellinger, c'est une cuisine de dosage avant tout, de dosage des épices – c'est ce qui fait sa spécificité. La façon dont il équilibre une douzaine d'épices pour souligner discrètement un filet de Saint Pierre, par exemple, est propre à sa poésie subtile et sensuelle. La cuisine de technique inclut aussi certaines cuisines technologiques, qui reposent sur une maîtrise des processus de production pour garantir une qualité constante. On parle beaucoup, souvent, de cuisine « moléculaire » comme l'archétype de l'innovation culinaire contemporaine. Mais voyez les menus du fameux Fat Duck, à peu près aussi changeants que les tables de la loi (en particulier depuis l'obtention de la troisième étoile). En fait, derrière la sensation de l'azote liquide et le jeu des textures nouvelles, sandwichs liquides et fromages mousseux, il y a très souvent une déshumanisation, une quasi-industrialisation de la cuisine. Comme toujours, l'industrialisation a comme avantage la régularité et comme inconvénient une certaine déshumanisation. Chez Jean-Georges Klein, à l'Arnsbourg, truffes et crustacés sont congelés, les principaux éléments sont près longtemps à l'avance, et (du moins pour la partie « moléculaire » des menus), on n'a pas vraiment d'un cuisinier au moment du service. Le génie de beaucoup de ces grandes maisons contemporaines, c'est justement de s'être défaits de l'esclavage de la compétence et de la sensibilité des cuisiniers, et d'avoir pu mettre au point des processus de production qui minimisent la variabilité du résultat. C'est typiquement la merveille de la cuisson sous-vide, qui vous permet de servir 200 magrets de canard parfaitement cuits rosés et avec une peau croustillante, mais sans avoir besoin de 20 cuisiniers et 20 postes de travail (les magrets sont pré-cuits sous vide, on les réchauffe au moment de servir tout en les rendant croustillants, sous la salamandre voire au chalumeau). Avoir substitué la technique du cuisinier à une organisation technologique ne signifie pas nécessairement une expérience mécanique et inhumaine, bien sûr. Chez Juan Amador près de Francfort, chez Christian Bau près de Luxembourg, ou bien sûr chez le poète-chirurgien Ferran Adria à El Bulli, ils se jouent, via la technologie dont tout le monde parle, des expériences subtiles et profondément humaines. Ferran (tout le monde l'appelle comme ça, semble-t-il, surtout les critiques confirmés comme moi) vous mène sans cesse à vous interroger sur l'expérience du goût, vous surprend en déplaçant tout ce qu'on croit connaître (Autre preuve que je suis un critique de haute volée maintenant: j'en parle sans y être allé). Chez Juan Amador, qui n'a pas de four dans sa cuisine, le repas est un long feu d'artifice, un air du champagne de Don Giovanni qui durerait tout l'opéra. Bau aussi vous la joue super-moderne et hyper-fusion, mais cette fois au service d'une fête des sens impossible à caractériser mais envoûtante. Or donc, je dis – Adria et Bocuse, même combat, ce sont des cuisines de techniques, de recettes, dans lesquelles les ingrédients, s'ils doivent être bons, n'ont pas besoin d'être exceptionnels. Et même, pour les cuire un peu au-delà d'à point ou les transformer en gelée, ce serait un peu dommage d'utiliser des oiseaux merveilleux ou des homards de compétition. Bien sûr, l'idéal de la grande cuisine participe des deux grands types, technique et ingrédients. C'est probablement pour avoir incarné cet équilibre parfait que Robuchon a acquis un statut quasi-légendaire. Chez Jamin, les volailles rôties, les tartes au citron, étaient éblouissantes de technique et d'ingrédients, et c'est une expérience diminuée de cet accord parfait que vous proposent aujourd'hui, de par le monde, les restaurants noirs du poitevin. Ses disciples, qui souvent eurent (ont) du mal à sortir de son ombre, nous donnent aux aussi une belle idée de cet équilibre – des chefs comme Benoît Guichard (qui reprit le Jamin mais est maintenant en retraite), Eric Briffard ou Frédéric Anton. Mais Briffard, par exemple, reste fondamentalement un cuisinier d'ingrédients, malgré la folle technicité de ses plats, qui utilisent une douzaine ou plus d'ingrédients et des techniques de cuisson très maîtrisées (avec des équipes de cuisiniers ridiculement compétentes), parce qu'en fin de compte, l'expérience de sa cuisine est plus nature que culture, et que la technicité s'efface devant l'ingrédient. Par contraste, je disais que Roellinger utilisait aussi douze ingrédients pour souligner l'ingrédient principal, mais en bouche, il y avait toujours une histoire qu'il racontait, un déplacement, quelque chose qui parlait à notre curiosité et à notre éducation au moins autant qu'à notre cerveau reptilien. Je vous avais promis trois grands types de cuisine. Si le premier était à propos des ingrédients et le second à propos des recettes, le troisième est à propos des chefs. Dans certains restaurants très admirés, ce qui les rend uniques, ce ne sont ni leurs ingrédients ni leur techniques de cuisine, mais leur approche. Le leader de cette école est selon moi Alain Passard à l'Arpège. La cuisine de Passard est minimaliste, sans aucun doute, de sorte qu'elle ne laisse peu de place à l'erreur, tant du côté de l'ingrédient que de la technique. Quand vous servez un petit gratin d'oignons, cuits dans le beurre, avec un peu de poivre et de parmesan, il est sans aucun doute important d'avoir des oignons qui valent le détour, de les cuire très précisément, et de créer le bon équilibre entre les quelques composants du plat. Encore plus exemplaire est sans doute le fameux « oeuf Arpège », un jaune tiède avec une crème aux quatres épices, une goutte de sirop d'érable et une goutte de Xérès. Mais au fil des années, la cuisine de Passard s'est concentrée sur ce qu'il appelle « le geste » du cuisinier, vers une recherche, non nécessairement de l'expérience culinaire la plus intense ou la plus parfaite, mais de la simplicité et de la maîtrise du processus. Et pour une fois, la communication du chef correspond à son art. Le site de l'Arpège, récemment rénové, a maintenant « le geste » comme une de ses rubriques principales. Mais même avant, la métaphore musicale était omniprésente dans la description que Passard donnait de son art, et la meilleure description de l'organisation de sa cuisine est sans doute de la comparer avec un orchestre de jazz, dans lequel chacun joue son rôle mais avec une marge d'improvisation, et tout tombe miraculeusement en place... la plupart du temps. L'influence profonde du génial Passard sur la cuisine française est, à mon avis, ce nouvel accent mis sur le geste du cuisinier. Avant, on allait à l'Arpège simplement pour un très bon repas. Mais ce qui rend l'Arpège d'aujourd'hui si unique et spécial, c'est cette approche unique, dont les légumes sont devenus le vecteur privilégié. Dans beaucoup des nouveaux restaurants admirés, le geste, et en somme le chef, est ainsi devenu ce que nous admirons. C'était particulièrement visible au Omnivore Food Festival l'année dernière, ou Alexandre Bourdas, de SaQuaNa, parlait à l'envie de ses conditions de vie et de celles de ses cuisiniers, leurs vacances, leurs jours de congés, l'ambiance dans la cuisine. Bertrand Grébaut, de l'Agapé, démontrait des recette minimalistes très inspirées de Passard, comme de cuire dans des asperges au beurre dans une sauteuse sous un papier sulfurisé, sans y toucher. A Paris, j'ai toujours trouvé que l'attrait principal du Spring, était la belle vie que Daniel Rose s'était construite, cuisinant ce qu'il veut, en contact direct avec ses clients, et avec un succès planétaire sinon cosmique. J'appelle ce troisième type de grande cuisine « l'école narcissique ». Elle a dépassé l'idée de perfectionner un plat donné pour se concentrer sur l'acte du chef lui-même. Quand Michel Bras dessine une assiette, il ne fait plus vraiment à manger, malgré les ingrédients formidables qu'il emploie. Quand vous mettez quarante légumes différents dans un gargouillou, ce n'est plus un plat, mais l'idée d'une célébration de la région et de ses produits. Qui plus est, quand Bras défigure le flanc de la colline d'un trait de béton à l'intérieur quasi-funéraire, avec des grandes baies vitrées, il est plus occupé à nous raconter des histoires, voire des carabistouilles, sur l'Aubrac et la supposée vénération qu'il lui porte, qu'à célébrer effectivement la nature. C'est la cuisine post-cuisine.