J’avais amèrement regretté, lors de mon passage précédent à Lyon, de n’avoir pas rendu ma visite rituelle à « Monsieur Paul ». C’est un drôle d’endroit, le restaurant Paul Bocuse, avec son chasseur issu d’un épisode de Tintin, la tronche au patron partout, les cocottes à vendre sur le chemin des toilettes, et surtout les recettes inchangées, absolument identiques depuis… depuis combien déjà ? Trente ans ? En tous cas, moi qui n’y vais que depuis une dizaine d’années, j’ai le sentiment de pouvoir vous réciter la carte de Paul Bocuse – même dans ses variations que je ne connais pas, puisque, pour célébrer le gibier, la maison propose d’audacieuses créations : le tout nouveau lièvre à la royale, l’inédit canard à l’orange, le chevreuil rôti…
Mais ça, tout le monde le sait et tout le monde le dit. Ce qu’on ne dit pas, occupé qu’on est (enfin que certains sont) à dénoncer le « système Michelin », c’est que le restaurant de Paul Bocuse, pour démodé et kitch qu’il soit, est un des plus grands restaurants de France. Les maisons qui offrent la même régularité et la même perfection technique ne sont qu’un petit nombre. Ajoutez à cette compétence extrême à une cuisine personnelle et intense, même si elle a perdu l’éclat de la nouveauté, et une seule main vous suffira largement pour les énumérer.
La pâte feuilletée chez Paul Bocuse est ainsi une des plus formidables qui soient, équilibre parfait entre légèreté et gourmandise, onctuosité et friabilité. Au niveau de Rabaey, de Conticini… Du coup, c’était pas dommage que, avec les copains bloggeurs, on en ait pris deux fois. La première fois, c’est le chapeau de la fameuse soupe aux truffes VGE (et ce nom même, la personne qu’il désigne, vous donnent toute la mesure de l’anachronisme de ce restaurant). Alors, c’était novembre d’une année à truffe médiocre, et franchement, malgré la générosité, appeler la soupe « aux truffes » ne la décrit pas bien. Mais c’est un bouillon de bœuf et de foie gras absolument parfait, clair, précis et intense au goût. J’ai souvent entendu que ce genre de plat étaient des plats de bistrot : qu’on me donne l’adresse ! Couvrir la soupe avec le feuilletage ne permet pas seulement de conserver tous ses arômes : ça mouille aussi le dessous de la pâte pendant que le dessus est bien doré. Miam. Par contre c’est très très chaud.
(Photo Ptipois)
Pâte feuilleté encore pour le fameux loup en croûte, farcie avec une mousseline de langoustines et servi avec… une sauce Choron ! (Une sauce Choron, c’est une béarnaise tomatée – c’est un truc qu’on trouve dans Escoffier, un monument historique, quoi) La sauce, comme souvent dans la cuisine de Bocuse, et dans ce qu’on appelle la « grande tradition française », est le centre du plat, puissante et onctueuse, servie et resservie copieusement, difficile d’arrêter. Ce n’est pas de la cuisine qu’on mange à la petite cuillère ou avec des baguettes. Le bar est parfaitement cuit, la mousseline apporte une consiste de quenelle, très onctueuse mais ferme, et bien sût le feuilletage sur le dessus apporte non seulement du friable mais aussi de la matière.
(Photo Ptipois aussi)
La sauce est aussi la star du plat suivant – la fameuse volaille de Bresse truffée en vessie. Là encore, la truffe est au service minimum, et la cuisson de la volaille est peut-être un peu trop à l’ancienne – c’est-à-dire un peu trop tout court. Mais la sauce suprême (une des sauces les plus bêtes dans l’Escoffier, vérifiez) est un plaisir dont on ne se lasse pas, et surtout la garniture de légume est phénoménalement délicieuse (je concède que l’intérêt du riz est plus mystérieux).
Pendant ce temps, sur la même table, ceux qui n’aiment pas le poulet se font servir un canard sauvage, sauce à l’orange. J’aimais l’idée de la viande rôtie à la broche servie sur des sculptures de pain, je l’avais lue quelque part : mais cette fois, je l’ai vue. La vraie présentation à l’ancienne, feu d’artifice de nourritures apprêtées pour le bal, pantoufle de vair et citrouille à roulette. Les pommes soufflées, les girolles, la sauce à l’orange et les décorations de toutes sortes. Mais surtout, pour le peu que j’en ai goûté, l’usage du canard sauvage rend tout d’un coup justifiée, sensée la recette du canard à l’orange. J’ai lu ici et là en effet, surtout à propos de la Tour d’Argent, que la recette n’est après tout pas idéale, et c’est vrai qu’en général, l’orange écrase petit coin-coin, qui ne subsiste que par sa texture. C’est une tout autre histoire avec le vrai colvert de chasse : son mariage avec la sauce à l’orange est profondément harmonieux, améliorant les deux éléments de cette union heureuse.
Il n’est pas utile de vous décrire tout le menu, mais un mot encore sur les desserts. Leur première caractéristique, que tous les amateurs apprécieront, est qu’il n’y a pas un chariot de dessert mais quatre. Au moment du service, vous êtes cernés : pas moyen de quitter la table. Tartes en tous genres, fruits au vin, fameux gâteau au chocolat « Président » (encore lui !) de Bernachon, glaces et sorbets, fruits… il faut choisir. En fait, il faut chercher en soi la ressource d’avaler encore quelque chose, car, invariablement, M. Paul rassasie les plus gros appétits.
Mais au-delà de la Gargantuerie, ces desserts étaient extrêmement bons. Il se peut que, depuis ma dernière visite, M. Paul ait changé de pâtissier, car, dans mes souvenirs, l’opulence l’emportait sur l’excellence. Quoiqu’il en soit, le gâteau d’anniversaire était exemplairement chocolaté et équilibré, avec un genre de nougatine en dessous. La glace à la vanille était du plus haut niveau. Et la tarte « tatin », juste un pâte brisée, était profondément parfumée et onctueuse mais restait tout en douceur.
Dans mon expérience, non seulement M. Paul n’est pas sur le déclin, mais il tendrait même à s’améliorer dans son genre, avec son armée de M.O.F. (cinq en activité, dont les diplômes sont fièrement accrochées dans l’entrée, au dessus de la baie vitrée de la cuisine, plus M. Paul, et on ne compte pas les anciens comme Roger Jaloux) et son restaurant improbable. Alors oui, il y a l’hommage à une cuisine historique. Mais il y a surtout un restaurant actuellement, effectivement unique et formidable, qui, si vous me demandez, mérite bien plus sa troisième étoile que bien des stars de Bourgogne ou de Paris.